L’Europe servirait-elle d’alibi à un futur démantèlement de La Poste ? Bruxelles demande aux Etats de libéraliser le marché du courrier. Mais aussi de garantir le service public, rappelle le chercheur Pierre Bauby.
Education, culture, santé, énergie, poste… En France, les services publics emploient environ 30 % des salariés (1). Et représentent également 30 % de l’activité économique. C’est dire si leur avenir est une question cruciale, d’autant que, depuis la Libération et le programme du Conseil national de la Résistance, les Français ont placé les services publics au cœur de la nation. Notre rapport aux notions d’égalité et de solidarité – le service public donnant, par définition, un accès égal à tous, sur tout le territoire – relève souvent de la passion. On l’a vu, en octobre dernier, avec le vote populaire organisé contre le projet de réforme du statut de La Poste, qui a mobilisé plus de deux millions de personnes. Alors que ce projet de loi transformant l’entreprise publique La Poste en société anonyme à capitaux publics passera en décembre devant l’Assemblée nationale, nombre de Français craignent une privatisation à terme, à l’instar de ce qui est arrivé en 2008 à Gaz de France. Grand connaisseur des rouages de la machine européenne, Pierre Bauby montre combien l’Europe sert souvent d’alibi aux gouvernements n’ayant pas de réelle volonté de défendre les services publics. Enseignant et chercheur, cet ancien ingénieur d’EDF en est l’un des spécialistes français les plus pointus.
L’Europe exige une libéralisation totale du marché du courrier en 2011. Laisse-t-elle cependant une marge de manœuvre aux gouvernements ?
Bien sûr. La directive européenne postale de 2008 permet même de consolider le service public. Encore faut-il une réelle volonté politique. Quand on dit libéralisation totale du marché intérieur postal, on a l’impression que la loi du marché va régner sans partage. Non. L’Europe libéralise, certes, mais en imposant aux Etats membres la garantie d’un « service universel de qualité », c’est-à-dire le ramassage et la distribution du courrier et des paquets en tout point du territoire européen, au moins cinq jours par semaine. Chaque Etat doit donc garantir ce service à tout habitant de l’Union européenne.
Concrètement, sur quels leviers pourrait jouer le gouvernement pour défendre le service public postal à la française ?
Le projet de loi actuellement en discussion n’exploite pas toutes les possibilités offertes par la directive européenne. La France aurait pu s’inspirer de la Finlande [membre de l’Union européenne depuis 1995, NDLR], par exemple, où le secteur postal est ouvert à la concurrence depuis plus de dix ans. Là-bas, quand un concurrent de la poste traditionnelle décide de s’installer, il a le choix entre plusieurs possibilités : soit il dessert l’ensemble du pays, soit il ne couvre que la partie la plus rentable, et, en Finlande, on sait combien sont importantes les zones extrêmement peu denses ! Il verse alors 10 % de son chiffre d’affaires à un fonds de compensation pour financer la garantie du service universel. L’opérateur privé peut aussi choisir de ne desservir que la zone côtière, la plus dense, il reverse alors 20 % de son chiffre d’affaires au fonds en question. L’opérateur traditionnel finlandais conserve actuellement 95 % du marché, un quasi-monopole. Un système comme celui-là pourrait très bien exister en France.
Est-ce l’Europe qui impose à La Poste de renoncer à son statut d’établissement public, comme le prévoit le projet de loi ?
Pas du tout. C’est aux Etats d’en décider. Encore aujourd’hui, la majorité des entreprises postales en Europe continuent d’être publiques. Certaines sont propriété de l’Etat à 100 %, d’autres à plus de 50 %.
Le président de La Poste, Jean-Paul Bailly, invoque la nécessité de « moderniser » et d’« adapter » ses services. Le nouveau statut de société anonyme permettrait de lever 2 à 3 milliards d’euros dans ce but.
On parle de 2,7 milliards, mais est-ce bien nécessaire ? Je n’en suis pas sûr. La Poste, qui est bénéficiaire et verse chaque année des dividendes à l’Etat, peut très bien financer elle-même une grande partie de sa modernisation. Elle possède déjà la taille critique pour exister au plan européen sans être menacée et peut coopérer avec d’autres établissements postaux. Pourquoi vouloir absolument en faire un oligopole européen alors que le service postal est, par définition, ancré sur le territoire local ? Ses dirigeants souhaitent en faire une entreprise comme les autres, toujours plus grosse. Avez-vous remarqué que Jean-Paul Bailly siège au conseil d’administration du groupe hôtelier Accor ? Quel rapport avec la mission de service public de la poste ? Strictement aucun. Les dirigeants de nos entreprises publiques ont acquis un tel pouvoir d’expertise que ce sont eux qui décident : les dirigeants de la SNCF font la politique ferroviaire, EDF fait la politique énergétique de la France. Où est le pouvoir d’orientation de l’Etat ?
“Pourquoi n’y aurait-il pas une péréquation
européenne du prix du timbre-poste,
c’est-à-dire une solidarité entre les zones
denses et les zones isolées du continent ?”
Les besoins changent. Le courrier tend à diminuer. Les lettres pour les particuliers ne pèsent plus que 15 % du chiffre d’affaires. Comment devrait évoluer La Poste ?
Derrière ces chiffres officiels se cache une réalité plus complexe : les particuliers ne sont peut-être que 15 % des émetteurs, mais ils représentent en même temps l’immense majorité des destinataires du courrier des entreprises (relevés bancaires, etc.). Si La Poste n’est pas présente en tout point du territoire, tout le monde y perdra. Certes, les 17 000 bureaux de poste et « points de contact » ne doivent pas être sacralisés. Il faut adapter les bureaux qui ne fonctionnent plus que quelques heures par jour. Mais sans pour autant se retirer parce que La Poste, comme on le sait, est le dernier service public présent dans beaucoup de villages et de zones isolés.
Vous semblez reprocher au gouvernement d’avancer masqué. Que risque-t-on de perdre de plus précieux avec cette réforme de La Poste ?
Nous risquons d’aboutir à une concentration, encore plus forte qu’aujourd’hui, des services postaux sur les grands pôles urbains et donc à la dévitalisation de nos territoires. Alors qu’on pourrait imaginer des solidarités au niveau européen : pourquoi n’y aurait-il pas une péréquation européenne du prix du timbre-poste, c’est-à-dire une solidarité entre les zones denses et les zones isolées du continent ? On a bien fait l’euro. Pourquoi ne ferait-on pas un timbre-poste européen ? Ce serait un beau symbole.
On parle souvent de service public « à la française ». Que recouvre exactement cette expression et comment est-elle comprise à l’extérieur de nos frontières ?
On pourrait remonter à l’Ancien Régime où, même si on ne parle pas encore de service public, on assiste aux débuts de l’homogénéisation du territoire : construction de routes, de canaux, instauration d’un service postal… Les fermiers généraux reçoivent les premières délégations de service public puisqu’ils sont des agents privés chargés de récolter l’impôt. Puis la Révolution française place au coeur le principe d’égalité : les communes, par exemple, vont avoir la responsabilité de fournir de l’eau à tous, via les fontaines publiques. L’expression « service public », invention de juristes bordelais, apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle avec le développement des centres urbains et des services communaux comme les transports. Les services publics vont être consacrés par plusieurs arrêts du Conseil d’Etat qui fixent leurs grands principes : égalité, continuité et mutabilité (c’est-à-dire que les services publics doivent s’adapter à l’évolution des besoins). Mais le moment fort, c’est la Libération, en 1945. Le Conseil national de la Résistance considère que les services publics doivent être propriété de la nation. Ils sont placés au cœur de la reconstruction du pays. Le consensus s’étend alors du général de Gaulle jusqu’au Parti communiste : la nationalisation des compagnies électriques, par exemple, est votée à la quasi-unanimité par la Chambre des députés.
“Chez nos voisins européens,
allemands par exemple, il n’y a pas
d’équivalent au mot ‘service public’.”
Chez nos voisins européens, allemands par exemple, il n’y a pas d’équivalent au mot « service public ». Dans certains pays, comme en Suède, on parle de « service garanti à chaque habitant ». Mais sans cette dimension doctrinale propre à la France. D’ailleurs, nos collègues européens ne manquent pas de pointer nos contradictions ; j’ai entendu plusieurs fois les Allemands nous interpeller dans les enceintes européennes : « Comment, vous, les Français, vous n’arrêtez pas de nous parler du service public et vous osez confier l’eau, ce produit vital, au secteur privé ?! » Les Allemands ont effectivement privatisé l’eau de manière très limitée. Et dans l’Union européenne l’eau reste majoritairement publique.
Quelle définition l’Europe a-t-elle donnée des services publics ?
C’est le traité de Lisbonne, qui vient d’entrer en application au 1er décembre, qui mentionne pour la première fois les « services non économiques d’intérêt général ». Ceux-ci recouvrent notamment les services régaliens (défense, justice, etc.), qui sont mis ainsi hors droit de la concurrence. Sans être définis avec précision, ils sont de la prérogative de chacun des Etats.
Dans le traité de Rome de 1957, qui fonde l’Europe des Six, on ne parlait que de « services d’intérêt économique général », sans les définir. Avec l’Acte unique de 1986, poussé en grande partie par le président de la Commission européenne, Jacques Delors, l’ouverture des marchés à la concurrence s’est mise en branle. On a engagé alors le processus d’européanisation de plusieurs secteurs, comme le transport aérien et les télécommunications, mais sans garantir que les objectifs de service public puissent continuer à exister. C’est le reproche que l’on peut faire à l’Acte unique et à Jacques Delors, qui n’a pas vu cette faille à l’époque. Il manquait un bout à l’Acte unique.
C’est-à-dire ?
Si on reprend l’exemple du service postal, l’Europe l’a ouvert à la concurrence sans en fixer tout de suite les limites. La garantie du service universel de la poste ne sera ainsi conçue qu’une dizaine d’années après l’Acte unique. On s’est laissé entraîner dans un processus de libéralisation sans le contrôler réellement, et sans poser de garde-fous. C’est sur ce déséquilibre-là – on était à l’époque dans le contexte libéral des années Thatcher – qu’on continue d’avancer.
La gauche, et le Parti socialiste en particulier, a-t-elle une politique des services publics réellement différente ?
Il y a un fort attachement à cette référence au service public dans les partis de gauche. De nombreux travaux et colloques l’attestent. Mais quand la gauche est arrivée au gouvernement, on a assisté au phénomène traditionnel de confiscation de ces matières par la technocratie et la haute administration. Les grands projets démocratiques avec participation des usagers n’ont pas été mis en place.
On voit bien aujourd’hui que les contours des services publics ont besoin d’être redéfinis. Comment les répartir entre secteurs marchand et non marchand ?
Cela devrait être justement le fruit du débat démocratique. En France, les usagers sont depuis toujours les grands absents de ce débat sur les services publics, c’est un comble ! Il faut repartir de l’expression des besoins, au niveau local d’abord, comme on a pu le faire de façon plutôt positive, en Alsace par exemple, pour les transports régionaux ferroviaires.
Quelle vous paraît être la politique de Nicolas Sarkozy et de la majorité actuelle en matière de services publics ?
Une déconstruction. Sans doute pas sous une forme globale, ce qui risquerait d’entraîner des affrontements. Mais une déconstruction progressive. Une vente appartement par appartement, la SNCF pouvant être la prochaine cible, pour arriver in fine au délitement du service public, comme cela s’est produit à Gaz de France : lors de l’ouverture du capital de GDF, en 2004, le ministre de l’Economie de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait promis devant l’Assemblée nationale que Gaz de France ne serait jamais privatisée, « ni aujourd’hui, ni demain ». Depuis la fusion avec Suez, en juillet 2008, le groupe est devenu privé. Comment les postiers, et plus généralement les Français, pourraient-ils aujourd’hui prêter foi aux grandes déclarations garantissant que La Poste restera publique ?
Propos recueillis par Thierry Leclère (Télérama n° 3126)
(1) Soit des fonctionnaires, soit des contractuels du secteur public, soit des salariés du privé remplissant des missions de service public.